Nos mères sont des ventres, et des bras, et des sourires, et des histoires : le premier de tous nos pays. Pour cet inestimable cadeau, louées soient-elles !
Ma mère à moi mérite d'être mieux célébrée encore, car elle n'est pas seulement une mère. Quand elle a fini par mourir et qu'ils sont arrivés, les fossoyeurs, avec leur sourire hypocrite, quand ils ont voulu l'enfermer dans leur caisse minuscule, j'ai ricané : comment réussiraient-ils à y caser le personnage interminable qu'était Mariama ? Et quand ils se sont relevés, l'air satisfait d'avoir si bien cloué et la main tendue pour le salaire, j'ai cessé de pleurer. Décidément, ce n'était pas ma mère, le cadavre chétif qui se trouvait là entre quatre planches. Oui, ma mère était une interminable. Quelqu'un qui connaît tout du passé. Donc qui peut prédire tout l'avenir.
Ma mère n'était pas qu'une mère. Ma mère ne s'arrêtait pas où s'arrêtent les autres mères. Ma mère n'avait pas de limites. Ma mère pouvait dessiner l'écheveau géant de toutes nos racines, démêler patiemment nos frondaisons les plus enchevêtrées. Ma mère portait en elle tous les arbres généalogiques. Ma mère était une forêt. Et c'est dans cette forêt que j'ai vécu.
Tout le monde, y compris mon père, ignorait cette nature forestière. Sa lointaine appartenance à la caste gesere, celle des traditionnistes, avait été oubliée aussitôt connue. Dès son mariage, Mariama, née Cissokho, s'était fondue dans l'univers Dyumasi, épouse parfaite et discrète d'un faux forgeron, chef adjoint de la chute d'eau.
Un jour, j'avais dix ans, dix ans de bonheur, c'est-à-dire de mère partagée avec mes frères et sœurs, un jour bien caché parmi les jours – rien n'annonçait les bouleversements qu'il allait engendrer, ce jour banal –, un homme se présenta. De loin, on voyait sa fierté, même s'il marchait seul, sans compagnon ni monture. Au fur et à mesure qu'il approchait, tous nous le guettions et nous interrogions : quel était donc ce personnage, roi, fils d'empereur ou plus encore, pour justifier un tel air d'arrogance ? Arrivé sur la place, il demanda le chef de village :
— Je m'appelle Umaaru Doucouré. J'espère que dans votre ignorance, vous savez ce que cela veut dire.
Case la plus belle, repas fastueux, cadeaux, il fut reçu comme le méritait son rang de noble. Mais vers le soir, ses exigences grandirent. Il avait repéré Haliima, une cousine de douze ans, bien sûr déjà fiancée, et voulait avec elle rompre la solitude. J'ai évoqué cette coutume de chez nous. On l'appelle le xiidifate (de xiide : solitude, et fate : coupure). On autorise deux jeunes célibataires à passer une nuit ensemble. Ils restent libres de leurs jeux pourvu que la fille, au matin, soit demeurée vierge.
La cousine n'avait que haine pour le hautain. Elle refusa. Il leva la main. Une bataille scandaleuse allait s'engager quand retentirent ensemble la voix de ma mère et cette phrase mystérieuse qui allait pourrir notre vie :
— Doucouré ? Tu ne serais pas plutôt de Janmu Bérété, c'est-à-dire de la sous-famille Khourabinné ?
Le visiteur se figea, baissa les yeux, courba le dos. De seconde en seconde, il semblait rapetisser. Et bientôt, sous les rires et les huées, il prit ses jambes à son cou et disparut, poursuivi par les chiens. Bon débarras !
On entoura Mariama, on la félicita, la pressa de questions : que lui as-tu dit ? Tu es une sorcière ? Tu sais raccourcir et puis évaporer qui tu veux ? S'il te plaît, ne t'en prends pas aux sexes de nos hommes, ils ne sont déjà pas si longs… Allez, explique !
Après avoir demandé à mon père la permission de répondre, elle parla. Parla des heures et des heures durant, sans effort ni la moindre hésitation, tant lui était familière l'aventure des nobles Doucouré, anciens maîtres du Wagadou. Et comme l'aube pointait vers Médine, elle parlait encore, tant cette histoire est sinueuse et embrouillée, déborde de guerres, de meurtres et de réconciliations ô combien précaires et provisoires.
Impossible pour moi de rivaliser avec le prodigieux savoir de ma mère. Si vous voulez en avoir une idée, écoutez sa conclusion, ce matin-là. Elle m'est entrée mot après mot dans la tête :
« Les Doucouré sont presque aussi nombreux que les oiseaux du ciel. Il ne faut pas se tromper de Doucouré. Celui qui prend un Doucouré pour un autre Doucouré l'injurie, et l'injure peut se payer de mort. Les Doucouré Gantchayaba, les Doucouré Kouranko, les Doucouré Tanqaliba, les Doucouré Ballané sont tous nobles et fils de Yaté. Les Doucouré Tambagallé sont fils de Mamadou et tous marabouts. Mais les Doucouré Khourabinné ne sont pas de vrais Doucouré : ils sont Bérété, fils de guerriers mercenaires. On les a baptisés Doucouré pour les remercier. Mais il ne suffit pas d'un remerciement pour changer de nom.
— Heureusement, tu l'as démasqué, dit le chef de village.
Ma mère demanda un peu d'eau. Elle avait fini. Quelqu'un approcha le canari. En buvant, elle me regardait. Elle me souriait et m'offrait ses yeux pour que j'y lise ce qu'elle ne pouvait me dire à cause de tout ce monde qui l'entourait, qui l'admirait. Il y avait de l'étonnement : c'est bien moi qui sais tout ça ? Il y avait de la fierté : tu vois, Marguerite, moi aussi, je connais des choses. Il y avait de la fatigue : après la nuit que je viens de passer, si tu pouvais m'aider aujourd'hui, ma grande fille, à m'occuper de tes frères et sœurs… Et il y avait presque de la sévérité, la gravité d'une leçon : l'Afrique, ton continent, est un livre immense et compliqué, Marguerite. Ne tarde pas trop. Apprends vite à le lire !
De ce jour-là, de cette longue leçon sur les Doucouré, des gens arrivèrent de la savane entière. Toutes sortes de gens, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, tous alertés par la même rumeur : il y a, près de Médine, au bord de la chute d'eau, une soi-disant forgeronne infiniment savante de l'ancien temps. Tous différents et pourtant tous ressemblants, même air égaré, mêmes gestes empruntés à d'autres, même démarche en dedans, toujours la même question posée, derrière les excuses, les dérobades :
— Madame Dyumasi, qui suis-je ?
C'est à ce moment-là que ma mère se changeait en arbre généalogique. Elle menait une enquête rapide :
— Tu t'appelles Bathily Sempera ? Il m'en faut plus. Ton père habitait le long de la rivière Falémé ? Je m'en doutais. Aux abords du fleuve Sénégal ? Non ? Plus en amont, vers le Fouta ? Alors je peux compléter ton nom. Je connais ta famille, les Bathily Sempera Sountoukara. Tu as des cousins qui sont retournés vivre chez les descendants du mari peul de ta grand-mère…
Elle remontait les âges. Les branches s'ajoutaient aux branches. Le visiteur au nom incomplet se redressait peu à peu. Il considérait ses voisins avec de plus en plus d'assurance. Il embrassait ma mère : tu m'as fait cadeau de moi-même. Il repartait ravi. Et, suite à des louanges, chantées et rechantées de Tambacounda à Ségou (« Allez la consulter, cette femme nous connaît tous depuis Adam et Eve »), une foule toujours plus nombreuse se pressait sur les bords de notre chute d'eau.
— Madame Dyumasi, pour ma famille de Dakar, je suis N'Diaye, et pour celle de Kayes, je suis Kanouté. Je voudrais choisir une bonne fois.
— Impossible. Ces Janmu, c'est-à-dire ces noms de famille, sont équivalents.
— Madame Dyumasi, je suis Bullayi Sakho. Quel est mon animal totem ?
— Et tu as marché jusqu'ici pour cette question facile ? L'aigrette, voyons.
— Madame Dyumasi, je m'appelle Moyi Sylla. Mes parents sont morts avant de m'apprendre avec qui je devais entretenir une parenté à plaisanterie.
— Pauvre petit ! Avec les Touré, voyons ! Avec aucun Touré tu n'entreras jamais en conflit. Mais n'oublie pas, chaque fois que tu en rencontreras un, au lieu de le saluer, tu te dois de te moquer de lui et même de l'injurier.
— Madame, s'il vous plaît, ne me prenez pas pour plus bête que je ne suis. Je sais ce que c'est, quand même, qu'une parenté à plaisanterie.
Et ainsi de suite du matin au soir. Les consultations se succédaient. Les arbres s'ajoutaient aux arbres. Notre mère n'avait plus un instant pour s'occuper de nous. A-t-on jamais vu une forêt jouer à la poupée avec ses enfants ou leur apprendre à piler correctement le mil ? Cette accumulation de noms donnait le vertige ; cet inextricable enchevêtrement nous étouffait. Quand l'air devenait irrespirable autour de Maman, nous montions jusqu'à la centrale. M. Jean-Baptiste C., l'ingénieur, sortait le premier de son bureau.
— Ousmane, voici vos petits guetteurs !
Il avait raison. Nous nous précipitions sur ta passerelle qui dominait le fleuve. Sa vue seule nous apaisait, cette simple ligne d'eau bleue après tant d'arabesques. Notre père venait nous rejoindre. Sans nous retourner, nous sentions derrière nous sa rassurante présence. Il nous laissait regarder passer le Sénégal, nous emplir peu à peu de ce calme. Puis, chaque fois, en bon éducateur, il tentait de tirer une conclusion.
— Vous voyez, la vie est simple. Ce sont les hommes qui la compliquent.
— Alors, pourquoi Maman complique la vie ?
— Ce n'est pas elle, voyons. Elle se contente de raconter.
— Comment connaît-elle toutes ces histoires ?
— Les traditionnistes sont élevés dans la mémoire.
— Ce n'est pas suffisant !
— Bintu a raison : Maman est une sorcière.
— Djibril ! Retire ça tout de suite.
— Alors, Maman est la première femme du monde.
— Oui, oui, elle est née tout au début, c'est pourquoi elle sait tout.
Cette idée-là nous enchantait.
— Papa, n'est-ce pas que la première femme du monde est africaine ?
— Donc Maman est la première femme du monde ?
— Oh, dis oui, Papa, s'il te plaît, et nous garderons le secret !
— D'ailleurs, j'ai bien vu : Maman ne vieillit pas.
— Donc, elle ne mourra jamais.
— Allez plutôt l'embrasser. Le soir, elle est si fatiguée.